
La louange appartient à Allah et que les prières et salutations soient sur notre Prophète
Concepts et définitions
Avant de traiter de la thématique à proprement parler, il est important d’apporter un éclairage sur les différents concepts qui interviennent dans cette question.
Tout d’abord, qu’entend-on nous lorsque l’on parle de « s’éloigner de la divergence » ? En réalité, il s’agit d’une règle de droit (qâ‘ida fiqhiyya) qui stipule qu’il est recommandé au musulman de s’éloigner de la divergence. Cela peut s’appliquer selon deux grilles de lecture : la première renvoie à une pratique strictement privée qui vise à prendre en considération une divergence par mesure de précaution. Dans ce cas de figure et à titre d’exemples, la personne prend ainsi le soin d’essuyer l’entièreté de sa tête lors des ablutions [1] ou évite de prier seule derrière le rang lors d’une prière en congrégation [2] [3] Le second champ d’application de cette règle est la prise en compte de l’intérêt commun et l’union des musulmans dans un contexte où tout désaccord pourrait conduire à des dissensions, à l’instar du Prophète ﷺ qui abandonna l’idée de reconstruire la Ka’ba selon les fondations d’Ibrâhîm, de peur que cela ne crée une fracture avec les Mecquois fraîchement convertis, et par conséquent apporte plus de tort que de bien. [4] C’est également pour empêcher tout conflit qu’Ibn Mas‘ûd accomplit les prières à Minâ durant le pèlerinage en quatre unités derrière ‘Uthmân, alors qu’il était d’avis qu’elles devaient s’accomplir en deux unités, en exprimant même son désaccord. Il justifia cela en disant : « La divergence est mauvaise ». [5]
Il est à noter que plusieurs savants ont mentionné que cette règle était prise en considération par l’unanimité des érudits, quelle que soit leur affiliation doctrinale. [6]
Quant au rigorisme, il est souvent employé dans son acception péjorative et renvoie ici au concept de ghuluw, qui désigne toute forme d’exagération et d’excès, que ce soit au niveau de la pratique ou de la croyance. Concrètement, on l’identifie assez facilement si la pratique concernée s’écarte clairement des Textes : rendre illicite une chose unanimement reconnue comme licite ou rendre obligatoire un acte simplement recommandé. On voit bien que nous ne sommes plus ici dans un cadre où la divergence entre les savants est bien établie et que nous avons souvent affaire à des visions binaires et dépourvues de nuance.
Le troisième concept est celui de scrupule (al-wara‘). Même si plusieurs définitions sont proposées, on peut en identifier trois niveaux. Le premier renvoie à l’acception la plus communément admise, celle que propose notamment al-Qarâfî [7] : « En principe, al-wara‘ (le scrupule) consiste à délaisser ce qui (a priori) ne pose pas de problème par crainte de tomber dans ce qui est interdit ». Le deuxième fait référence aux choses ambiguës : « Al-wara‘ est le fait de délaisser ce qui est douteux de peur de tomber dans les interdits.» [8] Cela est tiré de la tradition : « Certes, le licite est évident et l’illicite est évident. Entre eux, il est des équivoques que nombre de gens ne connaissent pas. Celui qui se prémunit contre les équivoques met sa religion et son honneur à l’abri. Mais celui qui tombe dans les équivoques, tombe dans l’illicite. » [9] Le troisième renvoie au délaissement des interdits notoires, par crainte d’Allah et par révérence à Son égard. [10]
Par ailleurs, ces différents niveaux correspondent chacun à un statut bien précis. Ainsi, le délaissement de nombre de choses permises constitue un acte louable, alors que le délaissement des choses douteuses est recommandé. Quant au délaissement des interdits, il s’agit d’un scrupule obligatoire.
Ibn Taymiyya fait également mention [#11] d’un scrupule interdit incarné par des personnes mal intentionnées, en proie à des obsessions démesurées (wassâwis), ou encore des dévoyés ayant tendance à interdire des choses sans aucune raison valable. Ceci faisant écho à la parole du Prophète ﷺ qu’il répéta à trois reprises : « Les exagérateurs [#12] ont péri ! » [#13] Nous voyons que cette dernière catégorie est directement en lien avec le concept de rigorisme vu plus haut.
Liens et analyse
Même si le propos ne consiste pas en une analyse poussée de cette règle, il est tout de même important de mentionner que toute divergence n’est pas nécessairement prise en considération. En effet, elle n’est applicable que pour des questions autour desquelles un vrai débat existe entre les savants, chaque partie se basant sur des arguments extraits des Textes. Dans le même esprit, on ne prendra pas non plus en compte un avis considéré comme marginal. [#14] À cet effet, al-Subkî précise : « S’écarter de la divergence n’est pas préférable dans tous les cas, mais sous deux conditions : que cela ne conduise pas à délaisser une Sunna clairement établie ou à accomplir un acte détestable. » [#15]
Aussi, si s’écarter de la divergence n’est pas une obligation, reste à savoir la raison invoquée par les savants pour affirmer qu’il s’agit tout de même d’une recommandation. Concernant cela, al-Subkî affirme : « Cette recommandation n’est pas confirmée à partir d’une Sunna en particulier, mais en vertu du caractère général du principe de précaution et de sécurité pour ce qui touche à la religion de la personne. Or, dans l’absolu, il est demandé au musulman d’y avoir recours. Ainsi, cette règle [#16] est établie par la portée générale des Textes, et son application fait partie du scrupule (wara‘) enjoint par l’islam. » [#17]
En pratique, cela se traduit habituellement de la manière suivante :
- On diverge entre l’interdiction et la licéité d’une chose. S’écarter de la divergence en délaissant l’acte en question est alors préférable.
- On diverge entre la recommandation et l’obligation. L’accomplissement de l’acte est alors préférable.
- La divergence concerne la légitimité même de l’acte, comme la récitation de la basmalah au début d’al-Fâtiha (dans la prière). En effet, cela est détestable pour les malikites et obligatoire pour les shâfi’ites. Dans ce cas de figure, la mise en pratique est préférable. [#18]
Enfin, les cas de figure cités illustrent le choix personnel d’un individu confronté à une divergence. Cependant, le savant peut-il inviter la personne qui lui pose une question à faire preuve de scrupule et s’écarter de la divergence ? Certains érudits vont dans ce sens, et cela se reflète dans des questions comme le statut de la zakât sur les bijoux en or de la femme, où l’on peut voir des avis qui conseillent dans tous les cas de s’en acquitter par mesure de précaution et pour s’écarter de la divergence. [#19] Cependant, d’autres érudits sont plus nuancés et affirment que le savant peut conseiller la personne qui le questionne concernant des adorations strictement corporelles à faire preuve de scrupule, mais qu’il est plus délicat de lui conseiller cela pour des cas où l’aspect financier entre en compte (comme pour l’exemple de la zakât sur les bijoux), car il s’agirait là d’inciter la personne à faire preuve de scrupule en renonçant à un droit (posséder quelque chose et pouvoir en jouir librement) qu’Allah lui a initialement octroyé.[#20][#21]
Conclusion
À travers ce qui a été mentionné, il apparaît que vouloir s’éloigner de la divergence relève plus d’une marque de piété que de rigorisme, sauf bien sûr si la personne le fait en considérant que l’acte qu’elle s’impose ou s’interdit relève d’une obligation stricte au moment même où tous les savants vont dans le sens inverse. Cela vaut aussi lorsqu’il s’agit de l’imposer à autrui alors que l’application de la règle ne constitue qu’un acte recommandé.
Cela est très bien exprimé par al-Subkî qui illustre son propos en disant : « Celui qui s’abstient de jouer aux échecs[22] tout en estimant que cela est licite, par crainte que les tenants de l’interdiction aient en réalité raison, adopte une attitude louable et scrupuleuse. »[23]
Et Allah est plus savant.
Reference
[1] Même si elle est d’avis qu’une partie de la tête suffit comme chez les hanafites et les shâfi’ites, contrairement aux écoles malékite et hanbalite qui considèrent indispensable l’essuyage de l’entièreté de la tête.
[2] Car les hanbalites rendent invalide cette prière.
[3] Cf. Jalâl al-Dîn al-Suyûtî, al-Ashbâh wa al-nazâ’ir, p. 136-137.
[4] Cf. Al-Bukhârî, n°1586 ; Muslim, n°1333.
[5] Cf. ‘Alî Ahmad al-Nadwî, al-Qawâ‘id al-fiqhiyya, p. 373.
[6] Cf. Mullâ ‘Alî al-Qârî, al-Maslak al-mutaqassit fî al-mansak al-mutawassit, p. 96 ; Ahmad Ibn ‘Alî al-Manjûr, al-Is‘âf bi-l-Talab, p. 51.
[7] Cf. Al-Furûq, t. 4, p. 235.
[8] Al-Jurjânî, al-Ta‘rîfât, p.252.
[9] Rapporté par al-Bukhârî, n°52 ; Muslim, n°1599.
[10] Cf. Al-Ghazâlî, Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, t. 2, p. 815 ; Ibn al-Qayyim, Madârij al-sâlikîn, t. 2, p. 20.
[11] Cf. Majmû‘ al-fatâwâ, t. 20, pp. 140-142.
[12] Ceux qui dépassent les limites et tombent dans l’extrémisme. Cf. Muhammad al-Amîn al-‘Alawî, al-Kawkab al-wahhâj sharh Muslim Ibn al-Hajjâj, t. 24 p. 90.
[13] Rapporté par Muslim, n°2670.
[14] Comme l’invalidité du jeûne du voyageur chez Ibn Hazm, par exemple.
[15] Tâj al-Dîn al-Subkî, al-Ashbâh wa al-nazâ’ir, t. 1, p. 112.
[16] Il est préférable de s’écarter de la divergence.
[17] Ibid.
[18] Cf. Al-‘Izz Ibn ‘Abd al-Salâm, Qawâ‘id al-ahkâm fî masâlih al-anâm, t. 1, p. 253.
[19] Car l’école hanafite est d’avis que les bijoux en or de la femme font partie des biens assujettis à la zakât, contrairement aux trois autres écoles.
[20] Sauf dans le cas où le savant est convaincu que c’est l’avis correct et n’est plus dans une posture où il conseille simplement de faire preuve de prudence.
[21] Cf. Yûsuf al-Ghafîs, Sharh al-Muqni‘ ]en ligne[ : https://www.youtube.com/watch?v=wFm1Qyf2pPc&list=PLcgYC6YG5UA_AuKyc9Tp9C-53_CHbOIEj&index=31. (Consulté le 16 juillet 2024).
[22] En effet, le jeu d’échecs fait l’objet d’une divergence, même si l’avis qui tend vers la permission semble le plus probant. Et Allah est le plus savant.
[23] Ibid.
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