L’histoire de chaque communauté représente sa mémoire collective. Comprendre une discipline nécessite la connaissance de son évolution à travers le temps. Étudier l’évolution d’une discipline permet de saisir sa genèse, son évolution, mais aussi les défis auxquels elle est confrontée. Cela aidera aussi les apprenants à forger des opinions nuancées touchant à des questions sensibles. Comme l’a dit pertinemment l’imam al-Shâfi’î : « Celui qui étudie l’histoire enrichit son esprit ». En effet, l’étude de l’histoire offre une perspective élargie sur les événements et les figures historiques qui en sont les acteurs déterminants.

Le droit musulman est une discipline riche, abordant des questions juridiques, des opinions émises par des juristes, des divergences doctrinales, et d’autres sujets complexes. Comprendre les liens entre ces différents champs requiert une connaissance approfondie de l’histoire du droit. L’analyse historique du droit permet ainsi de replacer cette discipline dans son contexte temporel et spatial.

Pour bien interpréter les textes du Coran et de la Sunna, il est essentiel de cerner leur contexte historique. D’ailleurs, les commentaires du Coran accordent une grande importance aux circonstances de la révélation pour situer chaque verset dans son contexte et le comprendre correctement.

Et afin de saisir pleinement l’histoire du droit musulman, il est nécessaire de l’examiner sous quatre angles principaux. Tout d’abord, avoir une connaissance suffisante du contexte de révélation de chaque texte législatif est crucial, car chaque texte est révélé ou cité dans des circonstances spécifiques. Recentrer ces textes dans leur contexte spatio-temporel permet de discerner leurs portées et de les appliquer de manière adaptée en fonction du temps et du lieu.

Les grands juristes parmi les Compagnons du Prophète avaient pleinement compris que les injonctions et interdictions prophétiques pouvaient parfois être réadaptées selon les contextes spatio-temporels. Ayant saisi les subtilités des textes législatifs, ils s'autorisaient, en certains moments, à attribuer au texte le statut juridique approprié correspondant à leur époque ou à lui donner une interprétation contemporaine.

Prenons quelques exemples : Le Prophète avait permis aux femmes de prier à la mosquée. Cependant, ‘Aicha dit un jour, après le décès du Prophète, comme rapporté dans le recueil de l’imam Muslim : « Si le Messager d’Allah voyait ce que les femmes ont innové, il leur interdirait la mosquée ». L’opinion de ‘Aicha montre clairement que l'évolution du comportement des femmes à son époque aurait pu entraîner un changement de la prescription à l’ère prophétique.

De même, le Prophète avait décrété que le prix du sang incombait aux agnats de l'auteur d'un homicide involontaire. Mais lorsque ‘Umar fut calife, il déclara qu’en cas de guerre le prix du sang devait être pris en charge par le régiment inscrit dans le registre militaire (dîwân al-jund) auquel appartenait l'auteur du meurtre. Une telle décision ne constitue nullement une abrogation du texte prophétique, mais plutôt un ajustement de la prescription aux besoins et nécessités du moment. Un soldat situé dans une contrée lointaine, ayant commis un homicide involontaire, ne pouvait pas compter sur l’aide de ses agnats pour payer le prix du sang. Néanmoins, il pouvait s’en remettre à ses frères d’arme en vertu des liens d’assistance mutuelle qui les unissaient lors de leurs missions militaires.

En outre, il nous parait important de souligner que toutes les prescriptions juridiques ne sont pas sujettes à être recontextualisées. Ces dites prescriptions se divisent en deux catégories. La première regroupe celle perçues comme immuables, autrement dit qui ne peuvent faire l’objet de la moindre modification, quel que soit le contexte. La deuxième catégorie comprend celles pour lesquelles le Législateur a laissé aux juristes une marge de manœuvre en matière de réflexion, leur offrant ainsi la possibilité de les appliquer en fonction des avantages et des inconvénients contextuels.

Deux autres éléments très importants doivent être pris en compte dans l’étude historique des textes. Tout d'abord, l'abrogation : plusieurs textes du Coran et de la Sunna ont été révélés puis abrogés. Cela signifie que la loi associée au texte était applicable pendant un certain temps avant d'être abolie. Par exemple, le Prophète avait interdit la visite des tombes puis l’autorisa ultérieurement. Il dit en effet : « Auparavant, je vous avais interdit la visite des tombes, mais maintenant visitez-les ». Rapporté par Muslim.

Le deuxième élément à considérer dans l’étude historique des textes est celui des us et coutumes. Les Arabes avaient des traditions particulières, et il est impossible de saisir le sens exact de textes du Coran et de la Sunna sans comprendre ces traditions.

Ceci pour ce qui est du premier angle d’approche de notre sujet. Le deuxième angle consiste à comprendre la genèse historique de la question juridique. Ainsi, toute fatwa émise par un jurisconsulte est réfléchie en fonction des facteurs sociaux, économiques et politiques de l’époque. Ignorer ces facteurs reviendrait à sortir la fatwa de son contexte historique et à adopter une position partiale envers le jurisconsulte. En effet, tout jurisconsulte ne se limite pas à élaborer un avis juridique sur la seule base des règles de droit, mais prend également en compte un large éventail de facteurs environnants. Pour appréhender judicieusement l’opinion d'un juriste, il est nécessaire de mener une étude approfondie du cadre sociétal dans lequel cette fatwa a été émise.

Donnons un exemple concret : notre Prophète a interdit l’adoption de chiens, sauf pour les chiens de troupeau ou de chasse, disant : « Celui qui possède un chien, sauf un chien de troupeau ou de chasse, verra chaque jour sa récompense diminuer de deux qîrât [1]» Rapporté par Muslim. L'imam Mâlik considérait, en effet, cette interdiction comme réprouvable, car la sanction est dégressive. Au 4^ème siècle de l'Hégire, lorsque l'empire fatimide dominait une partie non-négligeable du monde musulman et qu’il s’en prenait aux savants sunnites, l’érudit Ibn Abî Zayd Al-Qayrawânî, surnommé le petit Mâlik, voyant le mur de sa maison effondré et craignant qu’il ne fasse l’objet d’intrusions malveillantes de ses adversaires fatimides, se protégea en faisant l’acquisition d’un chien de garde. On lui signifia alors que Mâlik réprouvait la possession d’un chien. Il répondit que si Mâlik avait connu son époque, il aurait adopté un lion prédateur. De cette manière, les jurisconsultes adaptaient leurs opinions en fonction des circonstances de leur époque.

Le troisième angle d’approche vise à s’intéresser à la biographie des jurisconsultes. En effet, l’histoire du droit musulman regorge de jurisconsultes dispersés dans les quatre coins du monde musulman. Ils ont joué un rôle crucial dans l’élaboration et la compilation du droit. Étudier l’histoire du droit musulman sans s’intéresser de près à ces hommes de loi serait négliger les racines ayant permis l’émergence du droit. Ceux-ci ont émis une multitude d’opinions et écrit de nombreux ouvrages. Cette vaste littérature juridique ne peut être estimée et comprise à sa juste valeur qu’en étant étudiée à l’aune de la biographie de ces grands hommes.

De même, le milieu dans lequel évolue un jurisconsulte influence grandement ses tendances doctrinales et ses opinions juridiques. L’analyse biographique d’un juriste doit commencer par une étude de l’environnement social et politique dans lequel il s’est formé, puis des différents maîtres qui l'ont instruit. Cette approche permettra de cerner l’origine de ses connaissances et de mieux saisir ses choix juridiques. Et après avoir replacé le savant dans son contexte historique, il est important de situer ses avis juridiques sur le temps long, en les répertoriant selon leur ordre d’ancienneté. Cette méthodologie aura pour avantage certain de mesurer l’évolution du jurisconsulte dans ses réflexions et la production de ses fatwas.

Un autre bénéfice important de cette lecture biographique est de s’intéresser à la quête de la science, à l’éthique spirituelle, et au scrupule moral et religieux de cette référence religieuse. Les jurisconsultes ne sont pas seulement des hommes de loi, mais aussi des musulmans dévots et exemplaires pour la communauté.

Le quatrième et dernier angle d’approche portant sur cette réflexion rigoureuse autour l’histoire du droit musulman concerne la compréhension de l’évolution historique des écoles juridiques. Se pencher sur l’histoire du droit implique avant tout une analyse approfondie de l’émergence des différents courants juridiques. Ces écoles constituent une continuité de ce que les prédécesseurs, parmi les Compagnons, ont transmis à leurs successeurs. L’analyse de cet aspect doit commencer par une étude minutieuse des liens juridiques organique qui relie le savoir des Compagnons aux fondateurs des doctrines juridiques. Les divergences entre ces doctrines résultent des controverses qui ont animé la première génération des jurisconsultes. Il est donc primordial de cerner les fondements juridiques méthodiques optés par les quatre imams, leurs origines et les motifs ayant présidé à ces choix en vue de répondre à la question essentielle : pourquoi les écoles juridiques sont-elles en désaccord ?

Par ailleurs, si certaines écoles juridiques se sont éteintes avec le temps, n’ayant pas survécu comme références juridiques, il paraît tout de même non dénué d’intérêt de découvrir les causes de la disparition de ces écoles et de repérer les corrélations juridiques entre celles-ci et les écoles qui ont perduré. Enfin, il s’avère également nécessaire d'examiner de plus près par quels biais ces doctrines juridiques se sont propagées dans le monde musulman.

En résumé, l’histoire du droit musulman ne représente pas simplement un récit narratif raconté. Elle englobe aussi une somme de lois, de terminologies ; s’inscrit dans son sillage des érudits et des désaccords qui doivent être étudiés à partir d’une loupe perspicace et d’une vision élargie portée sur chaque événement. De cette façon, nous serons pleinement en mesure de reconstituer avec habileté les pièces d’un puzzle de 15 siècles d’histoire et de mettre en harmonie les différentes séquences historiques du droit musulman.